Claudine Mouly : Un bigorneau dans le Léman

GENOUILLAIS ET FELICIE

I1 y a une bonne demi—heure que j’attends devant les vestiaires d’Hermance et Gaston n’est toujours pas là. Il m’a sûrement posé un lapin ! Ses coéquipiers le sumomment d’ailleurs Bugs Bunny. Sa spécialité : plonger avec vous cinq ou six semaines d’affilée puis disparaitre sans explication mais non sans vous avoir donné un dernier rendez-vous auquel il ne vient pas.

Lorsqu’il réapparait dans les vestaires deux mois ou un an plus tard, il vous
embrasse comme si vous vous étiez rencontrés la veille en disant :

- Ca fait longtemps qu’on ne s’est vus. Si on plongeait ensemble ‘?

Comme il y a belle lurette que vous avez oublié votre rogne et que c’est un
compagnon de palanquée agréable, vous acceptez sans faire de manières.

La rogne, pour le moment, elle est toute fraiche ! J ’ai transbahuté cinquante
kilos de matériel et fait quarante kilometres pour des prunes ! Je ne suis pas de
bonne humeur.

Une escouade de plongeurs envahit l’esplanade. Ils déposent sacs et bouteilles
au bas de l’esca1ier et commencent a s’équiper. L’un d’eux m’avise, assise sur les marches et rongeant mon frein. C’est un gargon rablé d’une trentaine d’années aux cheveux noirs et drus et a la voix autoritaire.

— T’as pas la clé du vestiaire, par hasard ?
— Si, mais je m’en vais.
— Tu ne plonges pas ?
— On m’a posé un lapin.
- Viens avec nous.

Qu’est—ce qu’on ne ferait pas pour une clé de vestiaire !

J’hésite en louchant sur les tables de paliers américaines accrochées aux
bouées.

- Vous etes francais ?
- Oui, on est de Genouilly—sous-Salève ‘? T’aime pas les Francais ‘?
- Je les adore, c’est les tables americaines que j’aime pas.
— T’es raciste !
— Non, prudente. Je plonge à la Bullmann.
- C’est quoi ca ‘? Une nouvelle secte ?
- Une table de paliers. Suisse.
- Tu prends la table que tu veux. Nous on est large d’esprit. Comment tu
t’appelles ?
- Julie. Et toi ?
- Moinot. Je suis moniteur federal. Trois étoiles. Avec moi t’as pas besoin
d’avoir peur.
· J ’ai pas peur. Simplement, je fais les paliers Bullmann.
— D’accord, d’accord, tu fais les paliers Bullmann !

Trois quarts d’heure plus tard je commence paisiblement mes paliers à six
metres tandis que mes Genouillais sont montes directement à trois mètres.

Moinot se retoume, et constate mon absence. Il y a encore une minute je suivais sagement la palanquee, qu’est—ce que je peux bien faire à trainasser derriere !

Il redescend et du pouce m’intime l’ordre de le suivre. Cause toujours, mon
mignon. Sous l’eau je suis de la race des pires sourdes : de celles qui ne veulent rien entendre. J ’ai encore une minute et demie à faire à six mètres et ce n’est pas un moineau de ton espèce, tout bardé d’etoiles qu’il soit, qui m’empéchera de les faire. Pourtant comme je n’ai pas envie qu’on m’empoigne par le gilet et me remonte de force j’utilise la ruse.

Je regarde le moniteur trois étoiles d’un air ahuri et j’enlève mon masque. Je
l’essuie longuement avec mon gant, le remet le vide et admire le spectacle d’un Moinot en pleine effervescence. C’est très mauvais de s’énerver sous l’eau. Tous les moniteurs fédéraux savent ca ! Moinot tape sur son profondimètre avec son index gauche en me le fourrant sous le nez. Pour lui faire plaisir je consulte le mien qui indique six mètres tout comme le sien. Un coup d’oeil discret sur ma montre, les deux minutes sont écoulees — le quart d’heure est passe, monsieur je vous délivre, dirait Cyrano - et je suis sagement mon moniteur fédéral à trois mètres.

Ses copains sont déjà sortis de l’eau mais il entame avec moi SES trois
minutes réglementaires puis il croise les bras devant sa poitrine. Cette fois, je n’ai pas la moindre idee de ce que ca peut vouloir dire, par contre il me reste encore trois minutes de palier et ca, je sais ce que cela veut dire. Je trace avec une sage lenteur dans la vase un immense point d’interrogation. Alors il place sa main droite sur son biceps gauche d’une facon qui signifie sous toutes les latitudes et dans toutes les langues : va te faire f... Je vérifie que mes paliers sont terminés et je sors de l’eau.

- Tu l’as trouvé où, ton premier échelon, dans une pochette surprise ? fulmine
Moinot.

— Ca veut dire quoi, ca ?
Et il lève le pouce.
- Ca veut dire .... Heu... enlève ton masque, t’as encore une minute de palier.
- Tu te fiches de moi ?
- Je n’oserais pas !
- Et ca c’est quoi ?
Il croise ses bras devant sa poitrine .
- Parole d’honneur, jamais vu.
- Ca veut dire : fin d’exercice, fin de plongée. T’as rudement besoin qu’on te
prenne en main, toi. Ca fait longtemps que tu plonges ?
- Bof ! sept ou huit ans.
- Ca doit étre pour ca ! T’as besoin d’un sérieux recyclage. Tiens, viens avec
nous à Bandol le mois prochain, on t’apprendra à plonger.
- Bandol ?
— Tu connais ‘?
- Non. Je n’ai été qu’une seule fois en Méditerranee, à Saint Raphaël. Il y a
des siècles.
· On embarque sur la Félicie le 8 mars, si cate tente, on t’emmène.


Et comment que ca me tentait depuis le temps que je n’avais pas plongé en
mer ! Encore fallait-il obtenir de Terence l’autorisation de partir avec cette bande d’énergumenes. D’un cote il n’aime pas que je voyage seule parce que je passe mon temps à me perdre ou à perdre mes bagages ou les deux à la fois, mais de l’autre me confier à une dizaine de garcons dont il ne savait rien sinon qu’ils plongeaient avec une table américaine pouvait présenter quelques risques.

Non que Terence craignit pour ma vertu mais il tient beaucoup à ma petite
santé. Comme il le dit souvent, il n’a pas investi pendant trente-cinq ans pour me perdre bétement. On ne retrouve pas si facilement une épouse qui réussit at la perfection les sirops de fraises, les confitures d’orange et les soufflés au fromage.

Pourtant il m’accorda l’autorisation sans trop se faire prier

.......

A Bandol...

Une demi—heure plus tard nous jetons l’ancre devant l’ile d’Elseraigne. Moinot
qui a décidé de m’apprendre à plonger me prend de nouveau dans sa palanquee avec Zimba, le benjamin, en serre-file et confie les BE (brevets élementaires) au Sorcier.

Ce matin, pendant le petit déjeuner il a amusé une fois de plus toute la galerie
à mes dépens, non seulement à cause de mes paliers interminables mais parce que m’ayant fait signe que la tête lui toumait — histoire de tester mes réactions - je me suis mise à toumer sur moi—même pour chercher le "truc" qui toumait au·dessus ma téte.

- Ca non plus on ne me l’a jamais fait, dis-je vexée. Les signes ça change tout
le temps. Et puis d’abord je suis en vacances !

- Moi aussi, réplique Moinot.

- Alors pourquoi tu t’obstines à me prendre dans ta palanquée ?

- Bof ! Parce que meme si tu plonges comme une patate, t’as l’air tellement
émerveillee la—dessous que j’ai l’impression de promener ma petite soeur dans une patisserie !

Merci pour la patate, mais comment ne pas s’émerveiller devant un monde si
neuf et si beau ? A sept metres de fond, une grotte s’offre a notre curiosité. Je me coule a l’intérieur, palme quelques mètres et découvre, au-dessus de ma tête, dans une penombre mystérieuse, la surface de l’eau toute proche. Nous emergeons dans cette cloche a plongeur naturelle.

- Superbe cachette pour des produits de contrebande, remarque un Genouil-
lais, douanier de son état.

— Ou pour des amoureux, repond Zimba en désignant deux crabes tendrement enlaces dans un trou.

Nous nous laissons couler de nouveau tandis qu’une autre palanquée émerge
et nous empruntons pour sortir, une porte de service qui se découpe en bleu vif a mi-hauteur de la paroi sombre.

...